
Le 16ème courrier de Spinoza : la résonnance
Merci à Michel Negrell pour ses lettres hebdomadaires. Depuis début 2021, il nous écrit et c'est avec grand plaisir que nous le lisons et le diffusons.
"Chers tous et toutes,
Quelle place occupons-nous dans le monde en tant qu’espèce et en tant qu’individu ? Comment le savoir ?
La Vérité est atteignable par la connaissance, et donc par la Raison, mais aussi par la résonnance, c’est-à-dire par le Sensibilité. Cette Vérité porte en elle le Salut, la Béatitude. Elle nous réconcilie avec le Réel, avec Dieu.
Ma dernière lettre (la 15ème) était consacrée à la connaissance, à la Raison. La Raison opère par l’esprit. Elle est une activité intellectuelle. Cette lettre-ci sera consacrée à la résonnance, à une activité de la sensibilité. La résonnance est une activité physique, corporelle, sensorielle. Le terme de résonnance, je l’introduis aujourd’hui. A l’époque je ne nommais pas cette activité.
Dans mes œuvres j’ai surtout développé la voie de l’esprit. Annonçant la seconde, celle du corps, plutôt que l’explorant. Aussi, depuis, beaucoup de mes commentateurs se perdent en conjectures pour expliquer mon traitement différentiel des deux voies. La plupart en profite pour m’attribuer, abusivement, un hyper-intellectualisme, un hyper-rationalisme. Certes j’ai contribué à l’époque à ses jugements abusifs en développant l’approche spirituelle et pas l’approche matérielle. Faut dire qu’à l’époque on en savait moins sur le corps que sur l’esprit. C’est la puissance de l’esprit humain qui, en ce XVIIème siècle, se révélait pleinement.
Le corps, comme l’esprit, pâtit (être affecté) et agit (affecter). Ils sont tous deux affectés et affectants.
Aujourd’hui, j’appelle résonnance ce pâtir et cet agir du corps comme j’appelais connaissance le pâtir et l’agir de l’esprit.
L’humain est en relation avec le Réel et ses objets par un double flux, la Raison, portée par le langage et la Sensibilité portée par les sensations.
La Résonnance est une pratique spécifiquement corporelle. Elle recueille des affects en provenance de l’environnement physique et produit, en réponse, des affects atteignant l’environnement. Le corps agit par et sur les autres corps. La résonnance informe le corps récepteur de l’état et de la dynamique du milieu. Cette information est formée d’impressions sensitives. Elle ne prend jamais la forme d’un discours.
La Résonnance c’est par exemple :
Le maçon capable d’apprécier à l’œil et à la main dotée d’une truelle le suffisant mouillage de son ciment pour une tâche donnée.
L’infirmière explorant de ses doigts agiles les épaisseurs de l’artère d’un patient pour poser un cathéter.
La cuisinière qui établit la parfaite cuisson d’un mets à la vue et à l’odeur.
L’artiste qui, affecté par une inspiration, affecte à son tour une toile.
Le quidam qui, submergé d’émotions à l’écoute d’une musique ou à la senteur d’un parfum, convoque une mémoire inconsciente lui permettant l’évocation du lieu de son enfance.
Toutes ses activités requièrent aucun raisonnement mais mobilisent les sens du corps.
C’est aussi l’amant ou l’amante faisant sans réflexion le geste attendu de sa ou de son partenaire.
C’est le militant politique qui attentif à la multitude lui révèle son unité et sa force.
Dans tous ces exemples, nous sommes dans des situations physiques, sensorielles pas dans des situations intellectuelles, idéelles. Les corps augmentent leur puissance d’être affecté et d’effectuer un retour de manière appropriée.
Comme il y a avec la connaissance (3ème genre) un « Amour intellectuel de Dieu » de Dieu, de « Dieu ou la Nature » ou encore du Réel, il y a avec la résonnance un véritable Amour physique ou sensuel de Dieu, de « Dieu ou la Nature » ou encore du Réel.
L’hyperactivité d’un corps (recevoir et donner) est un Amour sensuel du Réel [1] et une richesse pour les humains. « Ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme. » La résonnance est utile à l’homme. Plus ou moins utile. La résonnance permet de trouver une place plus ou moins ajustée et réjouie au Réel. Cette ajustement au Rel apporte Salut et Béatitude.
Le salut par le corps est parallèle au salut par l’esprit. Aucun des deux n’est ni exclusif ni même concurrentiel. Le salut peut procéder du corps ou de l’esprit. Alors les deux en bénéficient puisque corps et esprit sont la même chose singulière.
La résonnance est une disposition naturelle, comme le raisonnement. Tous les humains en disposent. Disposition naturelle qui peut être encouragée.
La résonnance ne se raisonne pas car corps et esprit sont deux accès au savoir absolument distinct.
Dans L’Éthique j’écrivais ceci : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. » Cela signifie : celui qui a un corps puissant aura un esprit également puissant. La réciproque est vraie. Encore une fois : Esprit et corps sont la même chose considérée différemment par les humains en raison de leur finitude empêchant de saisir l’infini des manières d’être de toute chose.
Comme j’ai écrit que la béatitude est « la satisfaction même de l’âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu » j’aurais pu (j’aurais dû) aussi écrire : la béatitude est la satisfaction même du corps, qui naît de la résonnance de Dieu, du Réel. Je ne l’ai pas fait et j’ai eu tort [2]. Cette absence crée une ambiguïté. Renforcée par le fait que j’ai rattaché la liberté et le salut à l’esprit, et pas au corps. Je ne l’ai pas écrit considérant que cela allait de soi, en toute logique. En effet, comme j’ai établi, comme le reconnait mon contemporain Leibniz, « un parallélisme » absolu entre l’esprit (« la Pensée ») et la matière (« l’Étendu ») et plus précisément entre les idées de l’esprit et les affections du corps, il va de soi que les affections du corps peuvent accéder à la béatitude comme les idées de l’esprit.Je ne l’ai jamais, jusqu’ici, écrit. Il n’empêche ! Cessons de me faire un mauvais procès, et même pire, de méconnaître mon estime du corps équivalent à celui de l’esprit. Résonnance et connaissance ont même importance. Elles conduisent, toutes deux, au Salut, à la Béatitude. Mais chacun de son côté. Le salut est toujours un, simultanément au corps et à l’esprit, mais il y a toujours deux voies d’accès possibles bien qu’incompatibles entre elles : l’une par l’esprit, l’autre par le corps [3].
La résonnance procède en deux temps :
1) Je dois d’abord être affecté par quelque chose d’extérieur à moi. Je me tiens disponible à le recevoir. J’offre une hospitalité intérieure à l’affect.
2) Cette affect modifie mon métabolisme et suscite chez moi une action affectante. Je réponds à l’affect initial par un affect induit.
La résonnance est une relation sensorielle au monde sensoriel.
La résonnance n’est pas planifiable, on ne l’obtient pas sur commande. C’est une ressemblance avec la connaissance du 3ème genre (Lettre 15). Il y en a une autre. La connaissance intuitive du troisième genre et la résonnance d’un corps à travers un autre corps singulier sont des formes de communion avec le Réel (« Dieu ou la Nature »). L’Amour intellectuel et l’Amour sensoriel du Réel est de l’ordre de l’expérience existentiel. Nous existons pleinement d’avoir rejoint le Réel, l’existant absolu, par résonnance ou par connaissance.
Quand j’écris dans l’Éthique « on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l’on peut déduire de la seule considération de sa nature » c’est, comme le dit Deleuze, un « cri de guerre » contre le moralisme, contre la « moraline » pour reprendre un mot de Nietzsche. Le corps est un lieu de puissance à exister (Béatitude, Salut) comme l’est l’esprit. Égalité entre corps et esprit. Même dignité pour le corps et pour l’esprit.
Salutation philosophique, Baruch."
Notes du secrétaire.
[1] C’est le symétrique de la proposition de Spinoza qui reconnaît que (le 3ème genre de connaissance) l’hyperactivité d’un esprit en déterminations (recevoir et donner) est un Amour intellectuel de Dieu, du Réel.
[2] Il faut bien dire que chaque fois que, dans ses œuvres passées, Spinoza aborde explicitement et frontalement la question du salut des hommes (ou de la béatitude, ou de la liberté), il n’est jamais question du corps mais seulement de l’intellect ou de l’esprit ; de même Spinoza ne parle jamais littéralement d’éternité du corps, mais toujours et uniquement d’éternité de l’esprit ou d’une « partie de notre esprit ». Pourtant quand il écrit « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels » il évoque sans contestation possible l’importance du corps. Il ne parle pas de connaissance mais de sensation, d’expérience sensorielle. Dans l’ensemble la voie spinoziste qui mène au salut, est plutôt intellectuelle. Néanmoins il ne s’agit pas là d’un salut « spiritualiste » qui s’acquerrait contre le corps et contre l’ordre des appétits du corps, puisque d’une part les appétits humains, quels qu’ils soient, ne se rapportent jamais uniquement ou originairement au corps seul, mais toujours simultanément à l’esprit et au corps sans prédominance quelconque de l’un sur l’autre. Les déclarations actuelles de Spinoza en faveur du corps étaient attendues. Elles faisaient défaut. Aujourd’hui le spinozisme a gagné en cohérence. L’implicite est devenu explicite.