Le 104è Musc'art, avec le sociologue Claude Llena

Il y a pratiquement juste un an, Musc’art installait exceptionnellement son quartier général de rassemblement de ses adhérents au restaurant « Fleur de Sel » qui prenait pour une fois le relais de « Côté Mer », fermé en janvier. Et ce soir-là, au restaurant roumain du port de Sète ouvert aux voyages, Musc’art recevait en quelque sorte deux explorateurs en provenance directe du Costa Rica où après avoir vécu une expérience de vie en tant qu’enseignant et sociologue dans « la Suisse de l’Amérique centrale », ils en ont couché les résultats dans deux livres. Et aux côtés de Simon Berdiel (à gauche sur la photo), on retrouvait Claude Llena, le sociologue, explorateur au long cours jusqu’aux quatre coins du monde, qui nous narrait le Costa Rica en long et en large, en reliefs et en couleurs !
C’est ce dernier que nous avons sollicité pour faire plus ample connaissance, au moyen de cette interview en ligne, afin de meubler ce 104è Musc’art virtuel, lequel permettra au besoin aux adhérents absents ce soir-là de découvrir le formidable travail de ce sociologue dont la pensée, claire et précise, fondée sur des faits réels, permet de nous faire avancer dans notre réflexion sur la marche de la société.
Claude Llena, à vous la parole :
 
1° Qui êtes –vous ?
Quel a été le chemin jusqu’à votre premier livre ?
Mon grand-père et mon père étaient menuisiers. Les livres n’étaient pas la priorité mais, le travail était sacré…
Par ailleurs, ma grand-mère tenait une épicerie de quartier où j’ai appris l’importance de la rencontre. Dans mon éducation, le respect de l’autre et la qualité des relations sociales étaient essentiels. Je dois beaucoup à l’autre qui m’a permis de mieux comprendre le monde. Car très tôt, je suis parti à sa rencontre par le voyage.
Je ne savais pas encore à quel point cela allait permettre de me réaliser… Un simple sac à dos et me voilà parti à la découverte du monde. Puis, l’Université a réussi à mettre des mots sur mes interrogations. Les sciences sociales et notamment la sociologie m’ont offert des grilles de lecture sur la réalité des humains que j’observais dans mes voyages.
Ensuite, je suis devenu enseignant. Puis, pendant cinq ans, j’ai été éditeur de l’éducation au CRDP de Montpellier. J’accompagnais les auteurs pour terminer leurs ouvrages. Cela m’a donné envie par la suite d’écrire les miens…
En 2007, j’ai participé à créer l’Université populaire Montpellier Méditerranée car je suis très attaché à l’éducation populaire. D’ailleurs, écrire des ouvrages n’est pas simplement le plaisir de coucher ses réflexions sur le papier mais, c’est aussi ou surtout de rencontrer ses lecteurs grâce à des rencontres/débats auxquelles je suis très attaché…
Au final, toutes ces expériences sont le terreau de mon écriture. Ainsi, en 2012, mon premier ouvrage va naître de la rencontre des peuples de l’altiplano bolivien qui travaillent sans déclaration officielle. J’ai partagé leur quotidien pendant quatre mois. Je me suis ainsi retrouvé en sentinelle sensible qui cherche à observer le fonctionnement de ses contemporains. Ils m’ont beaucoup appris et ce fut un plaisir de le transmettre à mes lecteurs.
 
2° Si le récit peut féconder le réel c’est pour faire naître quoi ?
Pour moi, ce sont les faits qui fécondent le récit. En effet, comme tous les sociologues, je pars du concret, de ce qui existe et que je peux observer. J’aime décrire la réalité quotidienne des humains. Et au final, il me paraît essentiel de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais, aux oubliés du développement et de l’histoire. Ces naufragés de la modernité ont souvent de belles histoires à nous raconter. Ils s’inscrivent dans une autre réalité pleine de bon sens et de sobriété heureuse.
 
3° Qu’est-ce qui déclenche l’écriture ? Ecrire est-ce une contrainte ?
Pour moi, ce qui déclenche l’écriture c’est la rencontre. Si on est sensible à ces choses-là, on peut croiser au quotidien des êtres étonnants capables d’adaptation et de création pour arriver à trouver des réponses à leurs problèmes. Dans les pays du sud, ils ont d’ailleurs bien compris que c’est rarement tout seul que l’on trouve la solution. Le collectif est souvent le luxe des sociétés en difficulté. A partir de ces terrains d’observation, les analyses et l’écriture s’imposent.
 
4° Quel est le mot le plus important pour vous ?
Le mot le plus important pour moi est : convivialité.
 
5° Bâtissez- vous livres avec une architecture pré-établie ?
Pas du tout… ce sont les réalités observées qui guident le plan de la réflexion. Les experts du quotidien rencontrés sur mes terrains d’observation sont les maîtres d’œuvre de mon travail d’écriture. Si j’écris c’est pour donner la parole aux oubliés de l’histoire, aux laissés pour compte par l’évolution à marche forcée du capital. Pour y parvenir, j’essaie de m’immerger pour être au plus près de leurs réalités. A travers moi, c’est un peu eux qui écrivent.
 
6° Ouvrez nous un peu votre « fabrique d’écritures » ?
Par exemple, pour mon dernier ouvrage Demain commence aujourd’hui, nous sommes partis des enquêtes semi-directives que nous avons menées dès le début des années 2000 dans quelques communautés alternatives d’Occitanie et de Bretagne. Ensuite, nos voyages et nos travaux de recherche nous ont amenés dans les Andes. Nous avons pu ainsi observer tout un ensemble de pratiques qui ouvrent des horizons dans un contexte de crise du néolibéralisme. Ce ne sont pas des solutions toutes faites mais des pistes pour ouvrir la réflexion et les imaginaires.
 
7° L’écrivain peut-il rendre le monde meilleur ?
Il peut en tout cas participer à élargir les imaginaires en défendant des valeurs. Il est, en quelque sorte, un lanceur d’alerte. Par exemple, il peut s’impliquer dans la lutte contre l’oppression et pour l’émancipation des peuples. En ce sens, il est un éveilleur de conscience et donc, il participe à construire ou à imaginer un monde meilleur.
 
8° Quels sont les titres de vos livres ?
A ce jour, j’ai publié cinq ouvrages :
Cochabamba. Quand l’informel chasse la misère. Il s’agissait de publier les résultats d’une étude de quatre mois sur les pratiques productives des acteurs de l’économie informelle à Cochabamba en Bolivie.
Lao-tseu et les taoïstes ou la recherche d’une vie harmonieuse. L’objectif était de montrer les liens entre les écrits du fondateur du taoïsme et les fondements de la décroissance.
La Chine vue d’en bas. Après un séjour de trois années en Chine, j’ai posé sur le papier ma perception de la Chine contemporaine. C’est réellement un pays et une culture qui m’ont passionné.
Voyage au cœur du Costa Rica. J’ai voulu rendre compte de mon expérience dans ce pays. Trois années à la rencontre du peuple costaricien pour déplorer les effets du néolibéralisme et du tourisme de masse sur le quotidien de la population.
Demain commence aujourd’hui. Là aussi, le néolibéralisme a montré ses limites. Au niveau écologique et social, le désastre est palpable. Peut-on imaginer construire un monde qui nous ressemble ? Une partie de la jeunesse fait la démonstration que c’est possible… ici et maintenant.
 
9° Comment percevez –vous le monde qui nous entoure ?
Le monde qui nous entoure est très complexe. Nous sommes entourés d’informations mais, le trop est l’ennemi du mieux. De fait, nos contemporains sont perdus. Nous avons besoin de recul et de calme pour mieux comprendre. L’écriture est donc un moment de solitude à l’écart de l’excitation tapageuse du monde. Elle s’inscrit dans le temps long… contrairement au contexte qui nous entoure.
 
10° Qu’est-ce qu’un écrivain selon vous ?
Pour moi un écrivain est un lanceur d’alerte, un passeur d’humanités... Il est une caisse de résonance des questions portées par la société locale et globale. Et il doit participer à diffuser des grilles de lectures analytiques et conceptuelles pour éclairer chacun de ses lecteurs en développant son imaginaire et son esprit critique.
 
11° L’écrivain est-il un grand alchimiste de la réalité ?
Il n’y a pas d’alchimie dans mon écriture. Je pars de ce qui existe et je le commente. J’espère être plutôt un peintre réaliste du quotidien de l’humanité.
 
12° Vous êtes vous immergé très jeune dans la lecture et l’écriture ?
Non, cela est arrivé tardivement. Grâce aux rencontres et à mes voyages. Cela m’a construit et l’écriture s’est imposée comme une évidence pour faciliter la transmission et faire émerger des rencontres et des débats.
 
13° Quelles sont vos relations avec le temps ?
Dans le monde occidental, nous avons été éduqués dans une gestion linéaire du temps. C’est-à-dire que le temps passe et ne revient pas. Il passe sur une ligne continue sans possibilité de retour. Donc, dans notre éducation, il faut remplir le temps du présent car ensuite on ne sait pas... Dans notre société de croissance, nous avons été construits culturellement sur le proverbe : « Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ». Alors que, par exemple, les civilisations andines nous apprennent que la gestion du temps est cyclique. C’est-à-dire que les mêmes conditions reviendront qui nous permettront d’accomplir ce que nous n’avons pas fait aujourd’hui. Il n’y a pas de stress à avoir. C’est le carpe diem permanent, c’est meilleur pour la santé et le bien-être. Cela explique en partie leur résilience ou leur capacité à gérer les difficultés quotidiennes. Plus le temps passe et plus je suis partisan de cette deuxième façon de percevoir la gestion du temps.
 
14° Des projets littéraires en vue ?
Oui de nombreux projets éditoriaux sont en route dans ma tête. J’ai même envie de publier un livre de poèmes. Mais, bon cela reste encore un objectif de long terme…
 
15° Votre proverbe préféré ?
Je me suis intéressé dans deux de mes ouvrages à la philosophie chinoise et en particulier aux écrits de Lao-tseu. Il y a dans ce pays une longue tradition qui a donné naissance à de nombreux proverbes. Et celui que je retiens chez le fondateur du taoïsme c’est : « Si les choses ne changent pas, change ta façon de les voir… ». La pensée de Lao-tseu est riche d’une pensée positive capable de vous changer la vie pour avancer sur un chemin jalonné de bons moments de convivialité et de belles rencontres. Même les contraintes imposées par la pandémie de Covid-19 ne peuvent détériorer un tel objectif.